Nano pleure. Il pleure à se fendre le cœur. Rana en a assez. Elle plante ses crocs dans la cuisse de son frère…qui hurle de plus belle ! Alors Rana se dresse et saisit Nano par la truffe. Doucement mais aussi fermement que Maman, elle force le louveteau à se coucher sur le dos. Nano se tait enfin. Sa sœur n’est pas aussi rassurante que les adultes mais si elle croit qu’elle peut les remplacer, il veut bien essayer. « J’ai faim, gémit-il ! — Tu ne sais pas chasser, gronde Rana, méprisante. — Toi non plus, répond Nano, vexé. — Alors il faut trouver les parents ! — C’est impossible glapit Nano, dont l’angoisse revient. Ils sont partis pour toujours. Et si on sort, on mourra aussi ! » La colère de Rana explose. Elle saute à la gorge de son frère. Cette fois-ci, Nano le sent, c’est pour de vrai ! Alors, sans réfléchir, il creuse frénétiquement un tunnel dans la substance blanche qui bouche l’entrée et s’élance dehors. Dehors, le monde est lumineux. Blanc, noir, bleu, plein d’odeurs. Il embaume de fraîcheur, de saveurs délicates et passionnantes. Nano stoppe net, stupéfait. Le monde d’Hiver n’est pas comme celui d’Automne. Cependant, il n’a rien d’effrayant. Rana le rejoint. Elle rit. « Je t’ai fait peur, hein ? Et maintenant, on est dehors et tout va bien. »
Les louveteaux sont seuls depuis trois jours. Papa et Maman sont partis chasser mais, avant qu’ils ne reviennent, un cataclysme s’est déclenché. Une tempête de neige vient d’anéantir le monde qu’il connaissait. Le nouveau monde est beau mais Papa et Maman en font-ils partie ?
Pour l’instant, les louveteaux ont oublié leurs problèmes. Ils jouent à mordre la neige, à y creuser des trous, à se rouler dedans. C’est très amusant et ça étanche la soif. Ils découvrent peu à peu des choses familières. Sous la neige, il y a l’herbe et la terre aux senteurs atténuées mais bien présentes. Ils reconnaissent malgré ses plaques de fourrure immaculée, le gros rocher où Papa aime à se prélasser. Et les arbres sont toujours là, même s’ils ont perdu toutes leurs feuilles mordorées. Rana est la première à retrouver son calme. Elle hume longuement les fumets de la forêt. Nano lui mordille la mâchoire inférieure. Comme aucune odeur de loup adulte ne pénètre la truffe délicate, la soeur soulage une fois de plus son inquiétude en grondant après le frère. Le louveteau s’assoit sagement et attend. Rana se décide : ils chercheront les parents le long du ruisseau. Comme ça, ils ne se perdront pas. Elle démarre en jappant « Suis-moi ! ».
Ils n’ont pas couru cinq cent pas que le premier danger survient. C’est un renard. Nano et Rana en ont déjà vu un à la fin de l’été. Maman a eu vite fait de le chasser. Mais Maman n’est pas là et le fauve est bien plus gros que celui de la dernière fois. Surtout, il fait face. Nano en fait pipi de peur. Il se jette sur le dos, la queue repliée sur le ventre. Rana, elle, se hérisse. Ainsi, elle est plus grosse que son ennemi. Celui-ci sait que son expérience du combat est certainement suffisante pour compenser la différence de poids. Cependant, la détermination de la petite louve finit par le convaincre que sa faim n’est pas encore assez grande pour le vérifier. Il s’éloigne nonchalamment. Nano a honte de son attitude. Pourtant Rana ne grogne pas. Au contraire, elle lui lèche la face et lui explique : « Ne te soumets qu’à un loup. Aucun autre ennemi ne t’accordera grâce. Tu dois fuir ou te défendre. Fais exactement comme moi et à nous deux, nous serons forts comme Papa. » Nano, rasséréné, promet.
Plus loin, c’est lui qui découvre un oiseau mort. Il ne l’a pas senti parce qu’il est gelé mais un rayon de soleil a fait scintiller une plume bleue sous un buisson. Nano se jette sur la proie, son ventre tordu de désir. Il l’a déjà dans sa gueule quand brusquement il la recrache. La viande est pour Rana. Cela est juste même si la saveur sur sa langue lui fait dégouliner la bave jusqu’au menton. Et même s’il ne sait pas très bien pourquoi. Il appelle sa sœur. Qui engloutit l’oiseau en trois bouchées. Nano a préféré ne pas regarder. Et c’est comme ça, qu’il a vu un autre oiseau. Et encore un autre. Et encore un autre. Une bande de passereaux migrateurs s’est fait surprendre par l’hiver trop précoce. Ils sont morts de froid. Mais leur mort, c’est la vie pour Rana et Nano qui se régalent. Ils reprennent la route, le ventre plein et le sourire au coin des babines.
Ils trottent longtemps. Nano imagine qu’il est Papa et sa fatigue recule. Il pense tellement au grand loup que ses pattes s’allongent, que sa queue se redresse, que son odeur se met à flotter autour de lui. Son odeur ? « Rana, aboie Nano, j’ai senti Papa ! » L’odeur du loup bientôt doublée de celle de la louve s’enfonce dans la forêt. Puis un lourd et inquiétant fumet fait se hérisser les louveteaux du museau à la queue. En même temps, le vent leur apporte des bruits de colère. Ils se précipitent.
Au fond d’une combe, un monstre gigantesque accule Papa et Maman à l’entrée d’une grotte. D’énormes pattes, aux griffes interminables, essaient d’arracher leur tête. Les loups esquivent, cherchent à se glisser sous les battoirs enragés. Soudain Maman hurle de rage et de douleur : une griffe vient d’écorcher son crâne. Alors Rana déboule dans la combe et d’un seul élan saute à la nuque du monstre. Instinctivement, Nano dévale la pente à son tour et bondit. Hélas, l’ignoble bête s’est retournée et s’est dressée. C’est sur sa poitrine, entre les griffes impitoyables que le louveteau atterrit. Il se voit perdu ! Mais les adultes s’agrippent déjà cruellement à l’arrière-train et la bête retombe sur ses pattes. Son ventre frôle le museau de Nano... qui mord de toutes ses forces et relâche immédiatement. Il recommence. La troisième fois, ses mâchoires claquent dans le vide. La Bête vient de s’avouer vaincue : elle fuit. Le louveteau la regarde disparaître derrière la crête de la combe. Il n’arrive pas à croire que c’est fini. Il en a encore la mâchoire qui pend. Quand il s’en rend compte et qu’il voit Papa trotter vers lui, il se sent tout bête et ferme vite la gueule. Mais le rire du grand loup n’a rien de moqueur. Bien au contraire, il est plein de remerciements et d’admiration. Papa en un tour de langue lui nettoie le museau et lui exprime combien il l’aime.
Puis, s’asseyant bien droit, le chef de meute pointe sa truffe vers le ciel : « Nano, Rana, à vous l’honneur ! » Les louveteaux en tremblent de fierté. Pour la première fois, ce sont eux qui entonnent le Chant du Clan : « HOUOUOUOUOUOUOUOUOUOU ! »
(histoire parue dans Parmi les loups, Plume à la main n°4, 2007)