• Je suis ton souffle

    Quelques textes
    (Van Gogh, Route avec cyprès, détail)

    Je suis ton souffle


    Ils jettent vers le ciel leur silhouette d’aquarelle : arbres peints sur fond de chaleur brute. Seule, d’un cyprès, l’ombre déteint, droite, morte, civilisée. Quelque part, une odeur de sable déverse son âcreté sèche et rouge. Elle, funambule immobile qui a perdu son fil, érige sa silhouette floue au bord d’une ravine aride ; cigogne déroutante sur un pied à cinq doigts. Tout se tait, sauf le sang de terre qui crisse à ses oreilles, élytres de son désespoir. Ne pas bouger, ne plus penser, oublier. Souffrance lente qui sourd enfin de ses muscles tendus. La laisser s’égoutter pour se perdre dans la plaine brûlante. Sublimer la douleur et devenir piton gréseux. Puis s’effriter.

    Je sais si bien ce qu’elle ressent. Je la connais dans chaque recoin de son corps, dans toutes les cellules de son être. Je suis plus que la moitié d’elle, et ce serait sa mort si les halètements qui la déchirent maintenant réussissaient à m’extirper d’elle.


    ***

    « Tu es mon souffle, tu es ma joie, tu es ma fontaine et ma vie. »
    Martine chuchotait, inlassable, faisant courir ses doigts de plume sur le torse de son amant. L’homme, assoupi par l’amour, frissonnait à peine. Mais, comme moi, il écoutait.
    « Tu es mon air, tu es ma flamme, tu es le son de mon tambour. »
    Le murmure langoureux bruissait dans la lumière d’été qui filtrait à travers les persiennes.
    « Tu es ma peine et mon bonheur, tu es ma soif, tu es mon chant. »
    Le sexe alangui frémissait. Jonathan avait ouvert les yeux. Le timbre chaud de la voix de la femme se teintait d’un désir plus rauque. Les ongles durs et tièdes jouaient maintenant du côté du nombril. Je m’approchai encore.
    « Tu es mon cœur qui bat, tu es mon sang qui tourbillonne. Tu es mon cri de nouvelle-née, mon sirocco, ma destinée. »
    Comment résister à pareille invocation ?

    Martine était asthmatique. Mais, bien sûr, à partir du moment où je me donnai à elle, je fus sa Ventoline. Ses bronchioles dilatées buvaient le flux de mon ardeur comme une eau claire. J’aimais qu’elle en fût insatiable. J’adorais susciter son euphorie. Elle riait, riait, tout son corps pétillait.
    — Jonathan, Jonathan, disait-elle, embrasse-moi encore.
    L’amant s’exécutait avec toute la fougue habile dont il était capable. Le fou rire de l’aimée finissait par étouffer dans les baisers interminables... pour reprendre, vivifié et moqueur, quand l’homme à bout de souffle demandait grâce.

    Le soir, quand une relative fraîcheur montait du fleuve jusqu’au quartier des restaurants, Martine et Jonathan prenaient la énième douche de la journée, savonnant doucement muscles et muqueuses endolories. Des cotonnades aux couleurs vives recouvraient l’apaisement des bulles.
    Puis ils marchaient dans la moiteur estivale assoupie par la nuit. D’avenues en rues, de rues en ruelles ; de lumières de jardin en lampadaires, de réverbères en néons bleutés ou criards. Le calme des bungalows résidentiels faisait place aux bruits de télévisions, de radios, de juke-boxes, de guitares gitanes.
    Pour Martine, je modulais chaque son en musique ondoyante que je lui chuchotais à l’oreille.
    Aux vendeurs de kebab, aux terrasses des brasseries, les amants préféraient les salles climatisées des pizzerias.
    En franchissant le seuil, j’accentuais la bienvenue du froid artificiel en remontant le dos de Martine de vertèbre en vertèbre. Un long frisson de délice glacé dilatait ses pupilles, et je m’y engouffrais. Si intensément assoiffé de ses yeux que ses paupières papillotaient immédiatement, à la recherche d’un reste d’humidité. Elle en pleurait ensuite de rire, hoquetant que je lui étais tellement monté à la tête que ses larmes étaient d’eau gazeuse.
    Jonathan, les serveurs et les autres clients souriaient. Pour eux, pour nous, j’étais la brise printanière, l’air pur de la haute montagne, et chacun profitait, le cœur battant, des vertiges de notre passion.

    Cependant, l’appartement demeurait l’endroit privilégié de nos ébats. Martine y évoluait nue, dansant d’un ventilateur à l’autre. J’ébouriffais ses cheveux courts, me délectais de l’envol mousseux des frisottis de sa nuque, au fur et à mesure que la sueur redevenait aérienne. Les parfums de sa peau libérée virevoltaient d’une pièce à l’autre, un peu sucrés, un peu salés, effluves de cabri, de chaton et d’épices mêlés. Le corps de Martine exhalait, et j’exultais.

    Elle dormait à peine. J’avais tant de mal à la laisser se reposer.
    Pourtant, j’aimais sa respiration calme, océan de plénitude après l’escalade de nos communes ivresses.
    J’aimais sa main fine, abandonnée dans la fraîcheur fleurie du haut de l’oreiller. Je lisais chaque veine de la paume ouverte, fasciné de ne jamais avoir rencontré une même perfection.
    J’aimais le duvet brun dans le creux de ses reins, imperceptible, emperlé d’une buée tout aussi ineffable, que j’évaporais doucement d’un soupir bienheureux.
    J’aimais sa gorge délicatement rosée, y rêvais de mélopées vibrantes et langoureuses.
    J’aimais, j’aimais, j’aimais...
    Et ne résistant plus, je l’éveillais d’une caresse suave qui l’enveloppait des chevilles à la nuque.

    Sans alcool, sans drogue autre que ma nature, nous brûlions sa vie par tous les sens. Immense feu de joie où Martine s’embrasait, sans peur des flétrissures que mon abondance ne pouvait éviter d’infliger à sa chair. Totalement donnée.
    Totalement aveugle aussi à la lassitude qui surgissait de plus en plus souvent dans le regard de Jonathan. Elle croyait à de la fatigue, la même torpeur de corps repu qui l’emplissait, grandissante au fil du temps qui s’enfuyait. Pour elle, les cernes qui s’élargissaient, les seins qui s’empesaient, ne pouvaient corroder l’amour que l’homme lui portait.
    Celui-ci, un matin de l’été finissant, partit chercher le pain. Et il ne revint pas.
    Lâcheté de l’homme qui s’excuse lui-même, prétextant que silences, ennui et absences parlent suffisamment. Et puis qui, retrouvé, harcelé par l’amante affolée, nie encore son manque de courage en déversant sa hargne : « Que crois-tu ? Tu es laide. Tu glousses comme une vieille poule à longueur de journée. J’ai eu pitié de toi. L’amour, ce n’est pas ça ! ».
    Je n’ai pas pensé à le faire taire. Je venais à peine de réaliser que, pour Martine, Jonathan était autre chose qu’une griserie de plus, que pour elle, il était la source de son euphorie.
    Que, pour elle, il ne restait plus que des instantanés de bonheur, poudre de souvenirs déshydratés, anoxiques, viciés. Atrocement douloureux.
    L’asthme a ressurgi dans ses poumons oppressés, atrophiés de souffrance. J’ai lutté pour qu’elle respire encore, pour adoucir son mal, pour diffuser dans la panique de son cerveau ma narcose la plus joyeuse. C’est à peine si elle a réussi à reprendre son souffle, à se figer dans une stase traumatique, à s’endormir enfin, le nez et la bouche enfouis dans un tee-shirt suant l’été de Jonathan.

    Aujourd’hui, Martine s’est levée la poitrine emplie d’histamine. Si tout son corps n’incarnait mon essence, l’asphyxie l’aurait engloutie. Cependant, toute ma puissance n’a fait que lui éviter de haleter, atténuant à peine les quintes de toux.
    Elle s’est regardée dans la glace, a vu ce que j’avais fait d’elle, a détaillé rides et ridules, s’est étonnée, s’est horrifiée.
    Puis le vide de Jonathan l’a de nouveau submergée.


    ***

    Elle a conduit des heures durant, le vent l’empêchant d’étouffer.
    Elle a marché des heures durant, dans la poussière de fin d’été.
    Elle avait mal.

    Alors...

    Alors, je me suis fait connaître d’elle. Dans la fragilité de ses tempes bleutées, je me suis mis à chanter :
    « Je suis ton souffle, je suis ta joie, je suis ta fontaine et ta vie. »
    Elle m’a entendu. S’est figée.
    « Je suis le vent, tu es la flamme. Je suis l’ivresse, tu es le vin. Je suis l’oxyde, tu es le fer. »
    — Jonathan ?
    — Pas Jonathan, ai-je bruissé, Oxygène, l’Esprit de l’Air.
    Elle a serré les poings à s’en perforer les paumes. Elle a raidi les bras, levé un pied qui s’est lové au pli du genou opposé. Debout pour ne pas se briser. Stèle humaine à la recherche de crampes, d’une douleur physique pour combler le gouffre laissé par l’amant et la jeunesse disparus. À ma recherche, aussi.
    J’ai continué à l’invoquer.
    Longtemps.


    Enfin, ses larmes ont coulé, l’histamine s’est résorbée, la souffrance s’est estompée.


    Ensemble, nous avons crié :

    « Nous sommes l’Hymne à la Vie. Nous sommes l’Hymne à la Rouille. Nous sommes l’Hymne à l’Amour. »





    (nouvelle parue dans Les Hésitations d'une Mouche n°48, 2009)

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